La 30e commémoration du génocide des Tutsis au Rwanda s’est achevée le 13 avril dernier. Thierry Cruvellier, rédacteur en chef de Justice Info, un média de la Fondation Hirondelle qui couvre les initiatives de justice dans les pays confrontés aux violences les plus graves, a observé le traitement judiciaire du génocide sur le temps long. Il revient sur le lien entre justice et réconciliation.
Il est communément admis, après des violences de masse, qu’il n’y a pas de réconciliation possible sans justice. Dans quelle mesure le processus judiciaire qui a suivi le génocide des Tutsis au Rwanda a-t-il contribué à la réconciliation ?
Thierry Cruvellier : Il faut d’abord distinguer entre réconciliation individuelle et réconciliation politique. La réconciliation individuelle, celle d’un rescapé avec les assassins de ses proches, est une décision éminemment personnelle qui obéit à une logique propre. Il y a une incroyable variété de situations en la matière : sur une même colline, il y a autant d’approches de ce qu’est la réconciliation individuelle qu’il y a de victimes et de bourreaux. Il faudrait pouvoir entrer dans l’histoire de chacun pour mesurer ce que cette réconciliation veut dire, et la justice ne peut pas prendre cette décision-là.
Et puis il y a la réconciliation politique, face à laquelle la justice suscite en général des attentes. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) est créé dès novembre 1994 par le Conseil de sécurité de l’ONU, non seulement pour juger les principaux responsables du génocide et des violations graves des droits humains survenues dans le pays en 1994, mais aussi dans l’espoir qu’il contribue « au processus de réconciliation nationale » et au « maintien de la paix ». Mais malgré la reconnaissance juridique officielle qu’il a accomplie du génocide, le TPIR a échoué dans cette mission de réconciliation nationale. En accusant de génocide certains des rares responsables militaires hutus qui s’étaient opposés aux massacres de Tutsis, il a au contraire rendu très difficile la réconciliation entre tous ceux – Hutus démocrates, rescapés du génocide et vainqueurs de la guerre – qui n’avaient pas trempé dans ce crime. Le TPIR n’a pas pu contribuer à la réconciliation nationale au Rwanda, car il a déçu les attentes de la communauté des Hutus démocrates qui s’étaient opposés au génocide.
Mais la justice pénale qui s’est saisie du génocide ne se limite pas au TPIR. Il y a aussi eu les procès pour génocide dans d’autres pays (Allemagne, Belgique, France…) statuant selon leur compétence universelle. Ces procès n’avaient pas pour but la réconciliation et n’y ont pas contribué. Et puis bien sûr le travail des tribunaux ordinaires au Rwanda, qui ont jugé environ 9 000 personnes, entre 1996 et 2002, pour participation au génocide. Ces tribunaux, qui n’avaient pas davantage la réconciliation pour objectif, se sont bien vite trouvés débordés devant le coût colossal de ce contentieux et l’extrême surcharge des prisons. C’est pourquoi le pouvoir politique rwandais a décidé d’instaurer en 2002 un nouveau type de justice, inspiré d’un système coutumier : les gacaca.
Les gacaca ont d’emblée eu pour objectif d’organiser une réconciliation nationale, qui passe par la reconnaissance des crimes et leur châtiment. Jusqu’en 2012, elles ont jugé sur les collines plus d’un million d’individus. Les personnes jugées ont été sanctionnées pénalement, mais les peines de prison ont souvent été commuées en peines d’intérêt général. En contrepartie de la reconnaissance de leur responsabilité par les personnes jugées, le pouvoir a affiché son objectif de réconciliation nationale au nom de l’unité et d’un apaisement pragmatique de la société. A travers les gacaca, le pouvoir rwandais a donc imposé un rapport original entre justice rétributive et réconciliation politique. Même s’il a souvent été redoutable à vivre pour les victimes, ce processus de réconciliation « verticale » a eu lieu. Aujourd’hui, les Rwandais, victimes et anciens bourreaux, vivent ensemble sur les collines. Il n’y a pas de violence communautaire notoire malgré l’immense fracture causée par le génocide.
Cela dit, la grande majorité des Rwandais aujourd’hui n’ont pas vécu le génocide. Deux tiers de la population rwandaise est âgée de moins de trente ans. La réconciliation nationale, l’avenir de la société rwandaise, dépendent surtout de la façon dont ces nouvelles générations porteront le poids du génocide, et comment elles arriveront à s’en émanciper.