Alia Ibrahim est cofondatrice et directrice générale de Daraj, média panarabe indépendant en ligne basé à Beyrouth. Elle explique les défis économiques et éditoriaux auxquels le journalisme indépendant est confronté dans le monde arabe aujourd’hui. Interview publiée dans «Médiation» n°9, à télécharger ci-dessus.
Pourquoi avez-vous fondé Daraj.com, média panarabe indépendant en ligne, à Beyrouth en 2016 ?
Alia Ibrahim : Tout est parti des printemps arabes en 2011. Après une année de bonheur et d’espoir, la situation s’est transformée en guerre civile et en oppression dans de nombreux pays arabes. Nous avons réalisé que malgré la bonne volonté des gens, l’infrastructure pour la démocratie n’était pas là. Et les médias faisaient partie du problème. Les cofondateurs de Daraj et moi-même sommes des journalistes expérimentés dans les grands médias panarabes. Nous avions l’habitude de couvrir la plupart des sujets pour ces médias, y compris certains des plus sensibles comme la corruption et la politique. Mais la montée de la violence dans la région dans les années 2010, avec le tournant du conflit yéménite et ses nombreux crimes de guerre dès 2014, a ouvert la voie à la propagande dans ces grands médias. Non pas à cause des journalistes, mais des actionnaires. À cette époque, avec Internet et les réseaux sociaux, il était devenu plus facile de produire et de diffuser du journalisme indépendant de qualité. Certains médias de ce type existaient déjà localement, comme Inkyfada en Tunisie, Mada Masr en Égypte ou Al-Hudood en Jordanie, mais il fallait un média panarabe capable de connecter et de diffuser leur travail, dans une langue qui puisse toucher tous les publics arabes, y compris la diaspora. Le projet Daraj était né.
Comment avez-vous réussi à financer Daraj ?
Nous avons démarré le projet avec des subventions - International Media Support, Open Society Foundations et European Endowment for Democracy... - qui ont constitué 60 % de notre budget initial de 600 000 dollars. Nous avons complété ce budget en produisant un documentaire pour la télévision. Après six ans, notre budget a doublé, passant à 1,2 million de dollars par an. Jusqu’à présent, nous avons surtout investi dans les ressources humaines, en engageant 23 excellents journalistes qui travaillent à plein temps à notre siège de Beyrouth. Nous travaillons également avec des dizaines de correspondants dans tous les pays arabes. 80 % de notre budget est consacré à la production d’informations, et notamment de journalisme d’investigation. Mais nous continuons à dépendre principalement des subventions : nous ne générons que 30 % de nos revenus, soit par la production de documentaires, soit par des missions de conseil ou de formation.
Quelles sont les perspectives économiques de Daraj ?
Dans les quatre prochaines années, nous aimerions générer des revenus à hauteur de 70 % de notre budget. Nous comptons atteindre cet objectif d’abord en produisant plus de contenus, ce qui signifie aussi plus d’audience. Nous envisageons de monétiser cette audience via un programme de soutien des lecteurs comprenant dons et adhésions, sur le modèle du média britannique The Guardian. Et nous avons l’intention de développer la publicité, au sein d’un groupe comprenant 14 autres médias arabes indépendants. Au-delà du journalisme, cela nécessite des investissements dans la gestion, la communication et la technologie. Ces investissements en valent la peine, pour les sociétés arabes. Car le développement de médias indépendants contribue au renforcement des sociétés civiles, qui peuvent ensuite exiger des changements par le biais des élections : nous l’avons vu au Liban où, après un fort mouvement de la société civile contre l’establishment politique, 15 candidats indépendants ont été élus aux élections parlementaires de mai dernier. Manifester, travailler pour des médias libres et des élections libres, voilà les raisons d’être de Daraj.