Fondation Hirondelle      +41 21 654 20 20

Blog

Christoph Spurk (gauche) anime un atelier avec l’équipe de Studio Tamani à Bamako (Mali) en 2016. ©Fondation Hirondelle / Nicolas Boissez Christoph Spurk (gauche) anime un atelier avec l’équipe de Studio Tamani à Bamako (Mali) en 2016.

« L’impact d’une information dépend de sa qualité »

Depuis plus de quinze ans, Christoph Spurk, chercheur à l’Institute of Applied Media Studies (Haute Ecole Spécialisée de Zurich) évalue des projets médias dans des pays en développement ou en crise. Il nous parle des défis et des exemples de mesure de l'impact de l'information :

Comment mesurer l’impact d’un média, notamment la qualité et l’utilité d’une information pour la population qui y a accès ?
Dans un projet média, nous recommandons de mesurer d’abord la qualité de l’information fournie. Si l’information est assez bonne, vous aurez une chance de pouvoir évaluer son effet. Mais comment mesurer la qualité d’une information ? A l’Institute of Applied Media Studies, nous avons développé un outil pour identifier, à l’intérieur d’un contenu journalistique (article, émission de radio…), plusieurs critères de qualité : diversité des sources, diversité des points de vue, mise en contexte… Chaque critère est évalué et reporté sur un tableur qui agrège l’ensemble de ces évaluations. Des études ont ainsi montré que dans de nombreux journaux en Tanzanie, plus de 40 % des articles sont écrits sur la base d’une seule source (voire aucune), et que seuls 9 % des articles mentionnent des points de vue opposés. L’évaluation de la qualité d’une information fournie par un média se fonde sur ce type de chiffres.
Puis, pour mesurer l’impact de l’information produite, nous menons des interviews auprès de groupes cibles. Dans le meilleur des cas, nous les interrogeons sur leurs perceptions et leurs comportements avant et après l’écoute du programme mesuré. Cela exige du temps : l’effet d’un média sur la perception de la réalité ou sur le comportement est une action longue, qui prend des années pour se matérialiser, dans le meilleur des cas. Cette mesure doit se faire en comparaison avec des groupes témoins qui n’écoutent pas le média en question mais qui présentent des caractéristiques sociales, culturelles et économiques proches de ses auditeurs. Ainsi, nous pouvons mesurer l’impact spécifique du programme.

Quelles sont les spécificités de la mesure d’impact des médias dans des contextes de crise ?
Dans des contextes de crise, deux contraintes principales apparaissent : la réalité change souvent et rapidement ; et il y a des difficultés pratiques pour accéder aux personnes et aux lieux étudiés. Or les études médias exigent du temps et une certaine stabilité qui est rarement possible pendant un conflit.
En 2016, nous avons pu produire une étude sur Studio Tamani, programme radio de la Fondation Hirondelle au Mali. Nous avons obtenu des résultats assez spécifiques. Dans ses bulletins d’information, Studio Tamani réussit, mieux que d’autres radios locales, à rendre compte du conflit de façon complète et à intégrer diverses sources ou points de vue. Mais ses informations ne fournissent que rarement une mise en contexte. Par contre, son émission « Le Grand Dialogue » offre aux invités une opportunité, simple mais cruciale d’expliquer clairement leur point de vue. Cela compense en quelque sorte le manque de mise en contexte dans les informations. Notre étude a par ailleurs montré que l’écoute de ce programme favorise la préférence pour le dialogue comme solution aux conflits chez les auditeurs de Studio Tamani.
 
Le développement des réseaux sociaux a-t-il modifié les critères utilisés pour mesurer l'impact des médias ?
Pas vraiment. Bien sûr, nous considérons les réseaux sociaux. Mais un "like" sur un réseau social n'est pas un "like" dans la vie réelle : ça ne suffit pas pour mesurer l'appréciation d'un contenu médiatique dans le cadre de nos études approfondies. Je pense que les réseaux sociaux sont eux-mêmes un nouveau genre de média et doivent être analysés en tant que tels: quel type de contenu produisent-ils, quel type de conversation y sont menées, quel effet les médias sociaux ont-ils sur la perception et le comportement? Mais en ce qui concerne l'Afrique, nous devons reconnaître que les médias sociaux restent marginaux pour une grande partie de la population de ce continent, sauf les jeunes, urbains, formellement scolarisés: une enquête de 2016 sur le comportement quotidien des médias dans les zones rurales dans quatre pays africains ont montré qu'en moyenne 80-90% des gens écoutaient la radio, 20-40% regardaient la télévision, moins de 10% lisaient des journaux, moins de 3% utilisaient Internet ou les médias sociaux

Depuis plus de 15 ans, vous évaluez des projets médiatiques mis en œuvre dans des pays en développement ou en crise. Quelles leçons tirez-vous de vos recherches pour les médias et les journalistes occidentaux ?
Nous observons en Occident la même tendance qu'en Afrique: un traitement journalistique des événements plutôt que des problématiques. Alors que le financement des médias diminue, le traitement de faits les uns après les autres est devenu la norme plutôt que l’investigation et des enquêtes au long cours: nous recevons des grandes quantités d'informations, 24h sur 24, mais pour le moins, cela n'améliore pas souvent notre compréhension des choses.
En ce qui concerne l’effet des médias, nous devons tenir compte de ce que nous savons après des années de recherche sur ce sujet. Jusqu'aux années 1930, en vue d’une propagande de guerre, les médias étaient considérés comme très puissants, ayant un effet «magique». Ce point de vue a changé au cours des décennies suivantes, au point que les chercheurs ont alors développé une thèse contraire, à savoir que les effets des médias étaient faibles, parce que les humains ont tendance à bloquer tout contenu contraire à leur état d'esprit. Aujourd'hui, la «théorie contingente» domine : les effets médiatiques sont spécifiques. Ils dépendent des caractéristiques du message, des caractéristiques du destinataire (actif) et du contexte (changeant). Les films violents peuvent ne pas déclencher un comportement violent sur tout le monde mais uniquement sur les consommateurs les plus réceptifs, par exemple sur les jeunes, hommes, émotionnellement et socialement fragiles de la population. Donc, aujourd'hui nous sommes presque sûrs que les effets médiatiques peuvent être moyens à forts, mais ils dépendent du public et ils ont des délais différents. Les médias peuvent influencer les connaissances à court terme, mais changer d'attitude ou de comportement nécessite beaucoup plus de temps, au moins 3 à 5 ans.


Interview réalisée par La Fabrique Documentaire pour la newsletter trimestrielle de la Fondation Hirondelle, n ° 54, "Mesurer l'utilité de l'information". Le numéro complet peut être téléchargé ici : https://hirondelle.org/fr/newsletter/download/74_ad7bbe95139a2d56af3f84c78c4fc221