Entretien avec Ulrike Haagerup, ancien Directeur de l’information de la Télévision publique Danoise, et fondateur du « Constructive Institute », réalisé pour le premier numéro de « Médiation », publication semestrielle de la Fondation Hirondelle.
En septembre 2017, vous avez fondé à Aarhus (Danemark) le Constructive Institute en vue de promouvoir un « journalisme constructif ». Comment définiriez-vous celui-ci ? À quel type de problèmes entend-il répondre ?
Ulrik Haagerup : Le journalisme constructif est un correctif à la culture dominante des médias, qui s’intéresse surtout aux informations indiquant combien les choses vont mal, des informations qui génèrent des clics, qui font gagner des prix et la reconnaissance d’autres journalistes. Au cours des dernières décennies, les médias se sont principalement concentrés sur la couverture des conflits et des crises. Comme il existe des « entrepreneurs de guerre » qui démarrent des conflits et ont plus d'intérêt économique à les faire durer qu'à les gagner, il peut aussi y avoir un « journalisme de guerre » qui répond en permanence à une demande publique d'informations impressionnantes et faciles à commercialiser. Quand j'étais directeur de l’information à la télévision publique danoise (DR), beaucoup de gens différents m’interrogeaient sur le mode : « Pourquoi donnez-vous une image si négative du monde ? » J’étais d'abord surpris, parce que cela n’était pas notre intention, puis j’ai commencé à analyser nos informations. De fait, j’y ai vu surtout des accidents de trains, des meurtres, des catastrophes météorologiques... Nous avions l'habitude d'envoyer des équipes pour couvrir des conflits en Afrique par exemple, mais rarement pour couvrir les divers aspects de l’amélioration rapide du niveau de vie sur ce continent. Nos histoires étaient exactes mais, les unes à la suite des autres, elles étaient déprimantes. Si la plupart des médias pratiquent de même, cela crée un écart croissant entre la réalité et sa perception par le public. Même si à bien des égards le monde va mieux (l'espérance de vie moyenne n'a jamais été aussi élevée, de moins en moins de personnes meurent dans les conflits, etc.), les gens ne veulent plus suivre les informations. Ils ont l’impression que le monde s'effondre, qu'ils devraient lire quelque chose de plus réconfortant sur les réseaux sociaux. Cette situation est une tragédie pour la démocratie.
Le titre de votre livre, Informations constructives : comment sauver les médias et la démocratie avec le journalisme de demain (Aarhus University Press, 2017), est ambitieux. Comment des « informations constructives » peuvent-elles sauver la démocratie?
Quand j'étais jeune journaliste il y a une trentaine d’années, lire fréquemment les médias était une marque de civilisation. Aujourd’hui, les gens se méfient des médias : selon le Edelman Trust Barometer 2018 (voir page 3-4), seules 43 % des personnes interrogées dans le monde font confiance aux médias. Ce chiffre est encore plus bas dans les démocraties : 42 % aux États-Unis et en Allemagne, 33 % en France, 32 % au Royaume-Uni et au Japon, 31 % en Australie... De même, seules 43 % des personnes interrogées dans le monde font confiance à leur gouvernement, tandis que la confiance envers les entreprises (52 %) ou les ONG (53 %) est un peu plus élevée. Quand une telle méfiance envers les institutions démocratiques se propage, les gens sont prêts pour le populisme, comme l'ont montré l'élection de Donald Trump ou le vote sur le Brexit. Or les journalistes ne peuvent pas changer les institutions, mais ils peuvent se changer eux-mêmes. Il est temps d'écouter un peu plus les gens et de restaurer leur confiance, par exemple en couvrant enfin comment les problèmes que nous avions l’habitude de couvrir peuvent être résolu. C’est ce qu’entend faire le journalisme constructif. Nous entendons combattre la banalisation et la dégradation du journalisme, en mettant l'accent sur des reportages plus exacts, équilibrés et axés sur les solutions. Nous voulons nous concentrer sur l’avenir et inspirer la société, ce qui suppose de mettre en place un mécanisme de retour d'information par la société.
Par exemple, quelles actions le Constructive Institute a-t-il déjà entreprises ?
Citons deux d'entre elles. Premièrement, alors que la méfiance envers les politiciens et les médias est également forte au Danemark, nous avons organisé des discussions entre des dirigeants de partis représentés au Parlement et des éditeurs de médias. Les deux catégories d'acteurs y ont exprimé leur frustration : les politiciens, de n'avoir accès aux médias pour discuter leurs propositions que lorsqu’elles sont polémiques ; les médias, de faire face principalement à des discours communicationnels avec peu de substance politique. Alors comment sortir de cette situation ? Nous avons décidé de tenir ensemble des réunions publiques afin de trouver des moyens d'améliorer la couverture médiatique de la vie politique au Danemark. Une deuxième action se concentre sur la couverture médiatique post-conflit : après avoir couvert les conflits, comment maintenir l'attention des médias sur les sociétés en voie de rétablissement, les processus de paix, le renforcement de la sécurité, l'amélioration des soins ? Cette action est menée par notre bureau international à Genève.
N'y a-t-il pas un risque que le « journalisme constructif » soit tenté de minorer les « mauvaises » nouvelles ?
Le journalisme constructif ne consiste pas à donner de « bonnes » nouvelles : encore une fois, l’exactitude est l'un de nos principes clés. En outre, nous sommes absolument conscients que, pour n'en citer que quelques-uns, le changement climatique, l'effondrement de la biodiversité, les attaques terroristes sont des problèmes majeurs auxquels le monde est actuellement confronté. Mais beaucoup d'écho médiatique est déjà donné aux attentats. Si nous en donnons encore plus, cela ne contribuera-t-il pas à alimenter le sentiment de peur que les terroristes veulent propager ? C'est le genre de situation que nous essayons d'évaluer.
A votre avis, quelle est la principale responsabilité d’un journaliste aujourd’hui ?
Dans un article récent intitulé « Une mission pour le journalisme en temps de crise », Katharine Viner, rédactrice en chef du quotidien britannique The Guardian, appelle les médias à « développer des idées qui aident à améliorer le monde » et à « utiliser la clarté et l'imagination pour construire l'espoir ». Ces principes, exactitude et recherche de solutions, sont bons. Sur leur base il est possible, comme The Guardian et d'autres médias européens innovants s’y emploient, de publier des articles d'investigation qui sont lus jusqu'au bout par un large public. Ce type de publication est bon pour les affaires. Il est bon pour le journalisme. Et il est bon pour la démocratie.