Elana Newman est directrice de recherche au Dart Center sur le journalisme et les traumatismes. Ses travaux portent sur la santé professionnelle des journalistes, y compris la sécurité, le harcèlement, les besoins éducatifs, la gestion de l'exposition aux traumatismes, l'éthique et l'impact des informations sur les traumatismes sur les consommateurs.
Quelles sont les différentes formes de violence auxquelles les journalistes sont le plus souvent confrontés ?
Depuis plus de 25 ans que je travaille dans ce domaine, j’observe une augmentation des niveaux de harcèlement et de violence à l'encontre des journalistes, même dans des domaines où ils n'étaient pas présents auparavant. Nous nous y sommes toujours attendus dans les domaines de la criminalité, des reportages sur les conflits, sur la police, etc. Mais ils ont augmenté dans des domaines tels que l'éducation ou la politique. Désormais la politique aux États-Unis est le domaine le plus dangereux à couvrir, c’est incroyable ! C'est un véritable changement dans le contexte américain. Il y a vraiment eu une augmentation de la violence physique à l'encontre des journalistes, et j'inclurais la violence sexiste dans cette catégorie, ainsi que la violence sexuelle. La cyberviolence est un tout nouveau domaine qui s'est développé contre les journalistes dans le but de les réduire au silence. Et puis, il y a tout simplement l'expérience quotidienne qui consiste à parler à des personnes qui ont vécu des choses terribles. C'est ce que nous appelons le traumatisme vicariant, et l'idée que si vous écoutez attentivement quelqu'un qui a subi des violences terribles, vous ne pouvez pas vous empêcher d'être ému, de changer ou de réagir. Enfin, les journalistes parlent de plus en plus de violence morale, c’est-à-dire qu'ils couvrent des événements qui violent leur sens de l'ordre dans le monde, de ce qui est bien et mal, comme de la trahison institutionnelle, des choses de ce genre.
Comment sensibiliser les journalistes à ces questions de santé mentale dans les pays où les traumatismes ne sont parfois pas pris en compte ?
Je pense qu'il faut d’abord parler de ces questions d’une façon dont les personnes vont les comprendre. Prenons par exemple le concept de viol ou d’agression sexuelle : ces termes peuvent sembler étrangers, mais dire « avoir des relations avec son/sa partenaire contre sa volonté » peut être plus facile à saisir. Parfois les mots « santé mentale » ou « traumatisme » ne vont pas correspondre aux expériences des gens. Donc il faut comprendre ce que sont ces expériences afin de les nommer d’une manière qui ait du sens dans le contexte dans lequel les gens vivent. Une grande partie de nos premières recherches portait sur les journalistes qui sont parachutés dans les zones de conflit et qui en partent. Aujourd'hui, nous nous penchons davantage sur les journalistes qui vivent dans les communautés qu'ils couvrent. Il peut s'agir de journalistes occidentaux qui couvrent leurs propres communautés en proie à la violence comme de personnes du monde entier qui couvrent leurs propres communautés en proie à des conflits, à la pauvreté, à la violence. En fait, nous avons beaucoup appris des journalistes irlandais qui ont couvert les troubles et qui n'ont pas pris parti pour l'un ou l'autre camp. Nous nous intéressons à qu’est-ce que c’est que de couvrir sa propre communauté, aux différentes questions éthiques, avantages et inconvénients que cela implique.
Face à une même situation, l’impact est-il différent d'un journaliste à l'autre ?
Mes recherches ont montré que les journalistes qui racontent des histoires difficiles ne peuvent s'empêcher d'être affectés. Vous n'oublierez jamais la vue d'un enfant affamé, ou hier j'ai vu l'image d'un enfant portant sa sœur à l'hôpital sur des kilomètres et des kilomètres. Lorsque vous racontez ces histoires, il est évident qu'elles vous rendent triste ou que vous réagissez, mais cela ne veut pas dire que vous en garderez des séquelles toute votre vie. Ce que mes recherches ont montré, c'est que vous êtes à risque. Vous êtes à risque si vous ne prenez pas soin de vous pour un stress professionnel ou une maladie professionnelle. Si vous ne prenez pas soin de vous, vous risquez de rencontrer des difficultés, ce qui n'est pas le cas de tout le monde, mais de certaines personnes, surtout si elles ont eu des expériences similaires. Vous pouvez prendre des précautions pour réduire ce risque. Tout comme les gens portaient des masques pour réduire les contaminations, il y a des choses que vous pouvez faire pour réduire votre risque.
Que peut faire un journaliste qui travaille dans un contexte violent ou qui couvre des conflits pour protéger sa santé mentale ?
Tout d’abord je voudrai rappeler que faire ce travail peut être difficile, mais aussi très satisfaisant. Les journalistes peuvent retirer un sentiment de fierté de leur travail, lorsqu’ils utilisent leurs compétences de manière éthique et qu’ils racontent de bonnes histoires, et cette fierté est importante. Je veux aussi rappeler que vous n’aurez pas une réaction systématique, cela n’arrivera pas à chaque fois que vous racontez une histoire sur un traumatisme ou des choses graves. Les réactions vont et viennent. J'aime considérer les réactions comme des informations qui vous indiquent que quelque chose doit être pris en compte, qui doit faire réfléchir et penser à prendre soin de soi : « J'ai peut-être besoin d'une pause. J'ai peut-être besoin de danser. J'ai peut-être besoin de parler à un être cher. » De même, toutes ces réactions ou ressentis ne signifient pas non plus que vous serez endommagé pour toujours. Cela signifie simplement que vous avez une réaction. J'aimerais donc faire la distinction entre « réactions » et « santé mentale ».
Pour en savoir plus sur la façon de traiter ces réactions, il y a toutes sortes de choses que vous pouvez faire : avoir des rituels pour commencer et terminer votre journée, vous connecter à quelque chose de spirituel, peu importe ce que cela signifie pour vous, qu'il s'agisse d'une religion formelle ou de passer du temps avec des arbres, vous connecter à quelque chose de plus grand. Il s'avère que le fait d'être éthique permet aux gens de résister lorsqu'ils sont exposés à des traumatismes et peut aussi être une source de force. Le soutien social, quelle que soit la forme qu'il prend, c’est-à-dire être en contact avec d'autres êtres humains, sa famille, des enfants, des amis, des collègues, etc. Tout cela aide.
Que peut mettre en œuvre un média pour aider ses journalistes, pour les protéger ?
Les salles de rédaction, les syndicats et les collectifs de journalistes peuvent mettre en place plusieurs choses. Tout d’abord d'avoir une mentalité d'équipe et être capable de travailler avec les autres, en particulier lorsqu'il s'agit de prendre des décisions difficiles, de se rappeler mutuellement pourquoi on fait ce travail. Se complimenter lorsque le travail est bon, quand un sujet est réussi, le souligner. Ce n’est souvent pas assez fait dans les rédactions. Enfin, avoir des procédures de sécurité : sécurité physique, sécurité émotionnelle, sécurité informatique ou sécurité de ses notes, quel que soit le contexte. Les journalistes doivent avoir des règles sur ce qu'il faut faire si l'on est harcelé ou si une source se montre menaçante par exemple. Je vous invite à aller sur notre site pour trouver nos fiches conseils : https://dartcenter.org/resources?type[0]=16