Directrice de l’Académie du Journalisme et des Médias à l’Université de Neuchâtel, Nathalie Pignard-Cheynel dirige le projet LINC (Local, Innovation, News, Communauté), qui recense les initiatives de médias locaux en Europe francophone pour impliquer le public dans la production de l’information. Elle est également membre du Conseil de la Fondation Hirondelle. Entretien publié dans le 8ème numéro de notre publication semestrielle Médiation, consacré au thème "Prendre en compte les voix du public".
Quel est le point de départ du projet LINC ?
Nathalie Pignard-Cheynel : Depuis une trentaine d’années déjà, on observe une tendance des médias à vouloir se rapprocher de leurs lecteurs et plus largement des citoyens. Le mouvement du Public Journalism (ou Civic Journalism) conceptualisé par Jay Rosen et Davis Merritt aux Etats-Unis, était dès les années 1990 une réponse au constat de l’élitisme croissant des médias et de leur éloignement du terrain. Dans les années 2000, avec l’avènement du numérique, les médias de large audience ont ouvert leurs sites web aux blogs personnels et aux contenus envoyés par les lecteur·rice·s. C’était un premier âge d’or du journalisme participatif, mais cette tendance s’est essoufflée. Dans le contexte actuel de crise, il m’a semblé utile de voir comment les médias locaux, qui sont par définition des médias de proximité et de lien, s’emparaient du numérique pour repenser les liens avec leurs publics ; les technologies favorisent-elles la proximité et le lien, ou faut-il au contraire s’en extraire pour rétablir la confiance avec ses lecteur·rice·s ? Un financement du Fonds national suisse a permis de réunir une dizaine de chercheur·se·s pour analyser les initiatives que des médias locaux en Europe francophone (France, Belgique francophone, Suisse romande) mettent en œuvre pour renouer avec leur public : le projet LINC (Local, Innovation, News, Communauté) était né. Entre fin 2018 et fin 2020, nous avons recensé 550 initiatives mises en œuvre par un peu plus de 140 médias, que nous avons réunies en une base de données . Nous avons complété cette étude quantitative par onze études de cas qualitatives.
Sur quoi portent les initiatives que vous avez analysées ?
Les initiatives les plus nombreuses portent sur l’éditorial : consultations du public sur les sujets à traiter, appels à contribution sur des reportages ou des enquêtes… L’âge d’or du journalisme participatif semble revivre à travers ces initiatives des médias locaux, mais avec une différence de taille : l’intervention du public est désormais beaucoup plus cadrée et intégrée au travail des journalistes, comme par exemple dans les enquêtes collaboratives. Un exemple marquant est la campagne #BalanceTonTaudis, lancée par le quotidien La Marseillaise au lendemain de l’effondrement d’un immeuble qui avait causé la mort de huit personnes en novembre 2018 dans le centre de Marseille. Il s’agissait là d’impliquer les citoyen·ne·s non seulement dans la construction de l’information – chacun·e était invité à nommer et documenter un immeuble risquant de s’effondrer – mais aussi dans un processus d’interpellation des politiques pour faire changer les choses. Sur la base des informations ainsi recueillies, La Marseillaise a fini par organiser un événement de type hackathon impliquant architectes, urbanistes, habitant·e·s des quartiers concernés et décideurs publics, pour contribuer à résoudre ce problème.
Les médias locaux sont par excellence
les médias du lien social
Ce que nous avons découvert là, plus généralement, c’est le virage pris par plusieurs médias locaux vers un journalisme d’engagement, au sens où à la fois le média engage le public dans le projet éditorial, mais aussi il engage conjointement le journal et ses publics vers une action de mieux-être social. C’est une tendance que l’on peut observer à la fois dans des médias dits pure players mais aussi dans des médias locaux plus anciens, qui ont profité de la crise liée au virage numérique pour se lancer dans une réflexion introspective sur leur rôle dans la société. Le groupe Centre France, basé à Clermont-Ferrand, a ainsi créé récemment un poste de rédacteur en chef en charge de l’engagement des publics, associé à une démarche de RSE (responsabilité sociétale des entreprises). Mais engager des publics, c’est aussi leur demander de financer le média non plus par un simple acte d’achat ou d’abonnement, mais par un acte d’adhésion (ou membership). Cela suppose, en retour, que le média s’engage à traiter un certain nombre de questions importantes pour son public, voire à défendre des causes (souvent sociétales)…
A travers ces initiatives, nous avons aussi observé les grands efforts déployés par les médias locaux pour travailler de façon transparente vis-à-vis de leurs publics. L’ouverture des murs de la rédaction pour inviter le public à rencontrer les journalistes est une pratique fréquente. Elle part du constat, exprimé par plusieurs médias locaux, que la défiance à l’égard de l’information se nourrit souvent d’une ignorance, surtout chez les jeunes, de la façon dont se produit l’information. Dans ce registre, la chaîne de télévision Léman Bleu, basée à Genève, a décidé de former des jeunes citoyen·ne·s et membres d’ONG aux rudiments du journalisme (travail sur les sources, making of d’un projet…) afin qu’eux-mêmes soient capables de rapporter une information. On voit là une conjonction entre la volonté de transparence et de participation.
Les réseaux sociaux peuvent-ils être, malgré leurs biais, des outils au service des médias locaux souhaitant se rapprocher de leurs publics ?
Oui et non. Nous avons observé que certains médias locaux, comme par exemple la chaîne de télévision Matélé dans la province de Namur en Belgique, ont une utilisation très active des réseaux sociaux et notamment des différents groupes affinitaires ou géographiques qu’ils y trouvent, afin de mieux réaliser leur implantation locale. D’autres médias locaux semblent souhaiter davantage s’extraire de la dépendance à leur égard, en créant leurs propres outils de dialogue avec le public. Pendant le confinement de mars à mai 2020 en France, Nice Matin a ainsi lancé des appels aux questions des lecteurs sur le Covid-19. Les réponses du média à ces questions, qui arrivaient nombreuses, ont été partagées comme autant d’informations sanitaires précieuses face à cette maladie alors méconnue. Elles ont connu un tel succès qu’elles ont permis à ce média local d’étendre son lectorat bien au-delà de la région niçoise. C’est un des avantages des technologies numériques. Pour autant, plusieurs médias locaux nous ont exprimé que la crise de la diffusion papier et les restructurations économiques qui en ont découlé depuis une vingtaine d’année avait affaibli leur ancrage local ; le maillage du territoire reste un enjeu central et la rencontre physique des gens un levier important. In fine les médias locaux apparaissent à travers cette étude comme les médias par excellence du lien social.
Cet entretien a été publiée dans le 8ème numéro de "Médiation", publication semestrielle de la Fondation Hirondelle, à lire en intégralité en cliquant ici.