Grand reporter, professeur de journalisme international et conseiller d’organisations de défense des droits humains et de protection des journalistes, Jean-Paul Marthoz puise dans son parcours des principes de conduite afin que les journalistes puissent rendre compte de la complexité des conflits sans alimenter les violences qu’ils relatent.
Quelle est votre expérience journalistique des situations de violence extrême ?
Jean-Paul Marthoz : J’ai couvert les insurrections, les dictatures et la guerre de la drogue en Amérique latine dans les années 1980 pour Le Soir de Bruxelles. J’ai fait des missions pour des organisations journalistiques en Algérie et en Afrique de l’Est et australe dans les années 1990, au Liban dans les années 2000, en Russie, en Tunisie et en Turquie dans les années 2010. Depuis, j’observe et documente ces situations, notamment pour des ONG de défense de droits humains et pour des organisations internationales. Je viens d’inaugurer un cours sur les médias et le terrorisme à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain, Belgique).
Dans vos ouvrages , vous avez tenté de synthétiser quelques règles pour que les journalistes confronté.es à des situations de violence extrême puissent en rendre compte sans être amené.es à les alimenter. Quelles sont ces règles ?
D’abord s’inspirer d’une doctrine forte du journalisme, qui se fonde sur le sentiment d’humanité et le sens de la responsabilité. Tout en respectant le principe essentiel du métier : la recherche de la « vérité ». Qui est responsable? Pourquoi une société bascule-t-elle dans la violence extrême ? La vérité est plus grande que l’établissement des faits. Il faut ouvrir le grand angle, ne pas se limiter à couvrir le champ de bataille mais essayer de comprendre l’impact de la violence extrême sur l’ensemble de la société, sur ses membres les plus fragiles. Il faut enquêter sur ceux qui profitent de cette violence et du chaos, mais aussi parler de tous ceux qui luttent pour arrêter la violence et préserver un minimum d’humanité et de solidarité.
Il faut aussi chercher les racines de cette violence dans l’histoire, les relations sociales, les idéologies, les relations internationales. Ce grand angle impose d’enquêter sur les acteurs internationaux qui attisent le conflit ou qui ne font pas assez pour l’arrêter. Il faut envisager ces faits de violence de manière à la fois globale et locale, établir les liens entre cette violence, parfois géographiquement très éloignée, et la réalité des puissances grandes ou petites qui y interviennent, le rôle éventuel de leurs gouvernements, de leurs entreprises.
Il faut enfin préserver son autonomie par rapport à tous les intervenants, exercer un regard critique à l’égard de tous les témoignages. Mais sans tomber dans l’équivalence morale : la neutralité entre un génocidaire et sa victime n’est pas une vertu journalistique. Les journalistes les plus éminents (Joseph Kessel, George Orwell, Martha Gellhorn, Albert Camus, et plus récemment Anna Politkovskaïa, Nicholas Kristof ou Marcela Turati) n’ont jamais été neutres ou « impartiaux » quand il s’est agi de défendre la dignité humaine. Mais ce parti pris humaniste doit se faire sans compromettre la recherche de la vérité.
Dans ces situations violentes, il convient aussi de protéger les personnes sources des journalistes: ne pas mettre en danger les gens, souvent des victimes, témoins ou opposants, qui vous fournissent des informations. C’est un impératif absolu.
S’inspirer d’une doctrine
forte du journalisme,
entre sentiment d’humanité
et sens des responsabilités
L’émergence des réseaux sociaux, et l’usage généralisé dont ils font l’objet désormais, ont-ils transformé ces règles ?
Face aux réseaux sociaux, le travail des médias est difficile. D’une part, les médias n’ont jamais eu le monopole de l’information sur les conflits armés : tous les acteurs (gouvernements, groupes armés...) développent des politiques de communication et de censure qui peuvent troubler voire dominer l’information. D’autre part, Internet et plus encore les réseaux sociaux sont venus tout bousculer. Un nouvel univers d’informateurs et de désinformateurs, de témoins, de commentateurs, d’agitateurs, de spécialistes des stratégies d’influence, s’est ajouté, diffusant des masses de messages et d’opinions et compliquant le travail de sélection, de vérification et d’interprétation des faits. Ces technologies et ces pratiques jouent souvent un rôle d’accélérateur des discours violents. Les journalistes, qui ont le plus souvent appris à faire le tri sur le terrain, sont désormais confrontés à un nouveau champ de bataille en ligne. Et ce, d’autant que les territoires des violences leur sont de plus en plus souvent interdits par les parties en conflit. Ils doivent apprendre à confronter ces différentes sources, à décoder la véracité des messages postés sur les réseaux sociaux pour ne pas se laisser influencer par les stratégies d’influence des différents acteurs du conflit. Pour des journalistes non spécialistes de la zone en conflit, ce décryptage est extrêmement difficile à effectuer.
Mais alors que les champs de bataille sont de moins en moins accessibles aux journalistes, y compris locaux, ces technologies sont aussi des outils exceptionnels pour mieux couvrir les conflits et documenter la violence extrême, au moyen notamment de l’OSINT (Open Source INTelligence ou « renseignement d’origine source ouverte », dont les images satellitaires, vidéos citoyennes, etc.). Le travail de Bellingcat, groupe international indépendant de chercheurs, d'enquêteurs et de journalistes citoyens fondé par le journaliste et blogueur britannique Eliot Higgins, me semble caractéristique de ces nouvelles possibilités journalistiques. Celui-ci a été auditionné par l’équipe d’enquêteurs internationaux dans le cadre du procès du crash du vol MH17 Malaysia Airlines abattu en juillet 2017 dans l’Est de l’Ukraine. En collectant des milliers d’éléments (photos, vidéos, témoignages...) postés sur les réseaux sociaux, et en traitant ces données, Bellingcat a réussi à identifier le trajet du missile depuis une unité militaire en Russie, jusqu’à un territoire ukrainien sous contrôle des rebelles pro-russes depuis lequel il a été tiré. De la même manière, concernant les bombardements au gaz sarin des localités syriennes de Al Lataminah et Al Cheikhoun proches de Hama en mars-avril 2017, Bellingcat a réussi à démontrer l’implication du régime syrien alors que celui-ci était censé avoir détruit 100 % de son arsenal chimique un an auparavant . Evidemment, l’usage journalistique de ces nouvelles technologies n’est que complémentaire des enquêtes de terrain, lorsque l’accès à celui-ci reste possible.
Avec les
réseaux sociaux,
les journalistes sont
confrontés à
un nouveau champ
de bataille en ligne
Vous avez notamment écrit un manuel Les médias face au terrorisme, pour l’UNESCO. Comment analysez-vous les enjeux de la couverture de la violence extrême dans une région comme le Sahel, qui y est confrontée depuis plusieurs années ?
Je crois que, comme l’Afghanistan dans les années 1990, le Sahel est typiquement une région qui est longtemps restée éloignée du regard des grands médias parce qu’elle était jugée peu stratégique et parce que la violence qui s’y déroulait était de faible intensité. Mais aujourd’hui que cette violence s’accroît, on voit à quel point on manque d’expertise pour la comprendre. Suivre au long cours ce type de conflits est pourtant capital sur le plan journalistique : cela répond d’une part à un « critère d’humanité » qui me semble central (la distance ne justifie pas notre indifférence), d’autre part à une nécessité stratégique pour mieux appréhender les phénomènes économiques, migratoires, sociaux, etc., qui traversent d’autres sociétés, y compris au Nord, dans un monde de plus en plus imbriqué. Les crises du Sahel nous rappellent aussi que les violences extrêmes sont le plus souvent le fruit d’une situation complexe. Le métier du journalisme n’est pas de « simplifier », mais de rendre compréhensible et accessible cette complexité.
Cet entretien a été publiée dans le 7ème numéro de "Médiation", publication semestrielle de la Fondation Hirondelle, à lire en intégralité en cliquant ici.