Depuis le début de la guerre en Ukraine, notre média JusticeInfo.net s’est mobilisé pour couvrir l’impact de ce conflit sur le Droit et la Justice internationale. Thierry Cruvellier, Rédacteur en chef de Justice Info, décrypte ces enjeux, au cœur de la stratégie de défense de l’Ukraine.
Quel est l’impact de la guerre en Ukraine sur la Justice internationale ?
Jusqu’au mois dernier, le sentiment était que les grands champs de travail de la justice internationale, la guerre et la dictature, étaient toujours présents mais moins exclusifs. D’autres champs d’intervention étaient en pleine effervescence, comme la justice environnementale, les crimes coloniaux, les violences sur les peuples autochtones… Ces dossiers majeurs demeurent. Mais actuellement, l’Ukraine est au centre de tout.
Nous sommes dans un cas de figure inédit, où l’arme judiciaire est devenue un des trois piliers de la stratégie de défense de l’Ukraine et de ses alliés, aux côtés de la résistance armée et des sanctions économiques. L’offensive judiciaire est sans précédent, toutes les juridictions internationales ont été mobilisées à une vitesse inédite. La justice internationale se retrouve au centre de l’échiquier et de la politique internationale, dans sa forme la plus classique et face à un type de violence tout aussi classique : la guerre.
De quel crime la justice internationale s’est-elle saisie s’agissant de l’Ukraine ?
Dans ce cas de figure, il s’agit d’abord d’un crime d’agression, à savoir qu’un pays attaque un autre pays. En droit international, c’est un peu le crime ultime qui entraîne tous les autres. Ce n’est pas encore clair de savoir devant quelle juridiction il sera traité. Mais depuis Nuremberg – où il était appelé « crime contre la paix » et se trouvait au centre des procès – le crime d’agression n’a pas prévalu, à l’exception de l’invasion du Koweït par l’Irak, en 1990. Cette situation explique l’extrême dynamisme, la détermination et la rapidité avec lesquels nous voyons une part importante des États de l’ONU se mobiliser sur cette affaire.
Comment la rédaction de Justice Info a-t-elle réagi au déclenchement de la guerre en Ukraine ?
Quand la guerre a commencé, j’ai cru que nous serions dans une situation difficile où l’Ukraine absorbe l’attention du monde et où Justice Info n’aurait pas énormément de travail, car la justice vient toujours plus tard. C’est l’inverse qui s’est passé : la justice est devenue immédiatement un thème central.
Cela a complétement bouleversé notre agenda. Tout à coup, toutes les juridictions du monde ont été saisies, alors qu’il est difficile de comprendre vraiment le rôle, le domaine de compétences, ou les crimes traités par chacun de ces organes. Il y a donc un travail essentiel d’explication et d’analyse de ces initiatives judiciaires et des stratégies politiques qui les sous-tendent. Nous avons mobilisé nos journalistes experts, à La Haye notamment, tout en ouvrant nos pages « op-ed » à des contributeurs externes pour éclairer chaque aspect de cette « arme du droit », puisque l’offensive est multiforme et inédite. Chaque semaine il y a pratiquement eu deux événements de justice majeurs à couvrir : l’Ukraine qui saisit la Cour internationale de justice (CIJ) et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) deux jours après le déclenchement de l’attaque russe ; le renvoi historique des Etats auprès de la Cour pénale internationale (CPI), l’ouverture d’une enquête par le procureur de cette cour, des Etats qui annoncent un par un des enquêtes nationales, etc.
Quel est le rôle d’un site comme JusticeInfo.net et quel est le travail spécifique de ses journalistes sur un dossier aussi complexe et multiforme ?
Nous devons nous assurer d’être systématiques sur chaque forme que prend cette justice, de les expliquer et les décrire. Nous les traitons au fur et à mesure de l’actualité, de ce qui est le plus pressant. La CIJ et la CPI ont été assez centrales, mais nous avons aussi commencé à éclairer les procédures nationales et à anticiper les débats naissants.
Nous devons aussi conserver notre rôle critique. Il faut entrer dans le détail des décisions pour en faire jaillir le sens, les limites et la dimension politique. Un élément m’a frappé dans la couverture de la décision de la CIJ lorsqu’elle a ordonné à la Russie de cesser ses attaques. Qui est allé lire les opinions séparées ou dissidentes des juges ? Et qui sont ces juges ? Cela est un travail primordial.
Il ne s’agit pas seulement rapporter le communiqué de presse de la cour et de proclamer que la CIJ demande à la Russie d’arrêter les combats, mais de savoir ce que les juges chinois, russe, français ou marocain ont dit. C’est-à-dire questionner comment nous devons comprendre la justice internationale dans sa dimension politique aussi bien que sur le plan du droit. Nous voyons que les sensibilités, l’histoire politique des juges pèsent dans leurs raisonnements et dans leurs décisions. Il faut raconter cela, être au-delà des déclarations symboliques ou morales, et éviter une sorte de simplification médiatique de ce qui se passe au niveau de la justice et de la façon dont elle fonctionne.
Notre travail est d’anticiper tous les aspects de cette justice, d’essayer au plus vite de les éclairer, de trouver des experts qui savent le raconter ou l’expliquer, ou encore de le couvrir nous-même. Nous devons être très dynamiques, réactifs et penser aux zones d’ombre ou aux évolutions futures. Mais il ne faut pas oublier le reste du monde et conserver un équilibre avec l’urgence de l’Ukraine.
Quelle est la relation de Justice Info avec l’Ukraine, les journalistes et médias de ce pays, et quelles sont vos idées pour la suite ?
Il se trouve que Franck Petit, le rédacteur en chef adjoint, et moi-même avons travaillé en Ukraine en 2018-2019. Nous avons formé des journalistes locaux à la couverture de la justice internationale et de la justice ordinaire, en même temps que sur les crimes internationaux. Nous sommes en contact direct avec des confrères et certains de ceux avec qui nous avons travaillé.
Nous travaillons à soutenir ces journalistes ukrainiens et à reprendre le travail avec eux sur le domaine de la justice. C’est-à-dire de produire, ou d’aider à la production de reportages liés aux crimes de guerres qui se déroulent mais aussi aux efforts de justice qui sont en cours sur place, notamment au sujet de la documentation des crimes.
L’urgence à ce jour n’est pas la tenue de procès mais la collecte de la preuve, qui pourra peut-être être utilisée devant des tribunaux. Les journalistes sont des acteurs clés, ce sont des témoins. Nous espérons bientôt voir comment utiliser concrètement JusticeInfo.net pour que notre plateforme soit autant au service des journalistes locaux que de notre lectorat, en faisant remonter l’information depuis l’Ukraine, tout en trouvant des moyens pour les soutenir dans leur travail sur toutes les questions en lien avec la justice et le droit international.
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